Orientations 24-25

 

 

✫ les invisibles

 

Que peut bien raconter une programmation ? Après tout, ce sont toujours les artistes qui insufflent le sens, ce qui revient à dire que, par symbiose entre milieu d’origine et milieu ambiant, l’esprit des classes moyennes urbaines, de facto, donne le ton. C’est déjà une garantie pour qu’une saison ne soit pas totalement étrangère aux questions qui rebondissent de médias en lieux culturels. Et il se trouve qu’aujourd’hui beaucoup de ces interrogations partent de l’individu, que ses souffrances soient liées à des persistances ataviques (Derby, Cœurs fugitifs) ou que la perception de soi entre en dissonance avec des monstruosités historiques (Boudoir, Radio live, Photo-Romance).

 

Mais, ici, pas d’esprit moutonnier. Car, si toutes les dominations constituent une injure à l’impératif d’égalité, l’idéalisation puérile des conduites de transgression serait trop conforme aux nécessités de survie de notre modèle économique. La mise en valeur des capitaux accumulés impose innovation permanente (ciblée dans DDOS), remodelage des comportements humains, dissolution des rapports sociaux, atomisation, effacement de la distance à soi-même. Les exigences de régénérescence de cette économie de prédation ont pénétré l’intimité psychique des individus, au point que le très tendance « c’est mon choix, c’est mon droit » a aussi pour fonction de prolonger l’imaginaire consumériste. Qu’on ne s’en étonne plus, le capitalisme n’a rien de conservateur. L’être humain, indépendant par nature, entrepreneur de soi, se doit d’adhérer aux mantras « progressistes » de la bourgeoisie culturelle. Celles et ceux qui ne tiendraient pas un mois sur un chantier ou sur une plateforme logistique sont parfois les plus prompts à faire la morale aux milieux populaires, affublés des pires phobies. À la maltraitance quotidienne subie par les subordonnés de subordonnés, tous requalifiés en « collaborateurs », s’ajoute une nouvelle forme de mépris de classe.

 

Dans un tel contexte, il est remarquable que plusieurs jeunes artistes en résidence de création et d’action artistique au Théâtre de la Cité internationale aient choisi d’inventer des œuvres s’intéressant aux premiers de corvée. Avec la distance permise par l’humour et la mise en poésie de situations concrètes, leurs œuvres empruntent des chemins de traverse pour explorer ce que vivent ouvriers et employés, soit près de la moitié des actifs : un regard atypique et réjouissant porté sur les taiseux d’une petite entreprise d’ostréiculture, corps meurtris et paroles sèches (Le Beau Temps) ; la tragédie aux sinuosités cocasses d’un conflit social dans un abattoir (Les Essentielles) ; l’engagement d’une surdiplômée qui, après 68, choisit de s’établir à l’usine Peugeot de Sochaux pour y travailler à la chaîne aux côtés des immigrés (Indestructible). Dans Le temps des fins, place au récit d’un jeune campagnard, biberonné à la tradition, chasseur, qui finit par rejoindre des zadistes sur fond de saccage de la nature.

 

Avec un art stupéfiant du camouflage, le premier spectacle de la saison livre un indice. Dans Lapis Lazuli, le fabuleux metteur en scène et chorégraphe grec Euripides Laskaridis présente, quasiment sans texte, un drôle de loup-garou, une espèce d’humain puissamment régi par sa part animale. L’air de rien, derrière le rire grotesque et les facéties psychanalytiques, la fable se précise : le prédateur voit ses pulsions mises au pas par la jeune femme qu’il avait prise pour proie alors que, après avoir présenté le drapeau vert et fait allégeance à la nature, il est à nouveau pris d’un désir irrépressible d’égorger des êtres vivants pour en extraire de l’or. Il se peut qu’un jour, la domination oligarchique s’affranchisse des dominations raciale et sexiste. La publicité comme les séries netflixiennes en témoignent par avance. Le plus dur sera encore devant nous. 

 

Marc Le Glatin